2.

REDRICK SHOUHART, 28 ANS,

MARIÉ, SANS PROFESSION

 

Redrick Shouhart était allongé derrière la pierre tombale et, écartant de la main une branche de sorbier regardait la route. Les projecteurs de la voiture de la patrouille balayaient le cimetière et de temps en temps l’éblouissaient ; alors il plissait les yeux et retenait son souffle.

Deux heures s’étaient déjà écoulées, mais sur la route tout demeurait comme avant. Le moteur de la voiture bourdonnait paisiblement, tournant à vide ; la voiture ne bougeait pas et fouillait encore de ses trois projecteurs les tombes abandonnées, les croix penchées et rouillées, les pierres tombales, les sorbiers poussant dans tous les sens, la crête du mur de trois mètres de haut qui s’arrêtait brusquement à gauche. Les gens de la patrouille avaient peur de la Zone. Ils ne quittaient pas la voiture. Ici, à côté du cimetière, ils n’osaient même pas tirer. Parfois, leurs voix assourdies atteignaient Redrick, parfois il voyait la petite lueur du mégot s’envoler par la fenêtre de la voiture et rouler sur la chaussée, en sautillant et en projetant de faibles étincelles rougeâtres. Il faisait très humide, la pluie venait de s’arrêter et Redrick sentait le froid même avec sa combinaison imperméable.

Prudemment, il lâcha la branche, tourna la tête et tendit l’oreille. Quelque part à droite, pas très loin, mais pas à côté non plus, ici, au cimetière, il y avait encore quelqu’un. Le bruissement des feuilles retentit, puis ce fut comme si la terre s’éboulait, puis quelque chose de lourd et de dur tomba avec un bruit sourd. Prudemment, Redrick rampa en se plaquant contre l’herbe mouillée. De nouveau, le rayon du projecteur glissa au-dessus de sa tête. Redrick se figea, suivant des yeux son mouvement silencieux, et il lui sembla qu’un homme immobile vêtu de noir était assis sur une tombe entre les croix. Il lui sembla qu’il était assis là, sans se cacher, le dos appuyé contre le monument de marbre, tournant vers Redrick son visage blanc avec les trous sombres des yeux. En réalité, Redrick ne voyait ni n’aurait pu voir tous ces détails en l’espace d’une seconde, mais il se les imaginait. Il rampa encore un peu, tâta la flasque dans la poche intérieure de sa veste, la sortit et resta quelque temps couché, la joue collée contre le métal tiède. Puis, sans lâcher la flasque, il rampa plus loin. Il ne tendait plus l’oreille et ne regardait plus autour de lui.

À un endroit, le mur était brisé et tout près du trou Barbridge était allongé sur un imperméable enduit d’amiante. Il était toujours couché sur le dos, tirant de ses deux mains sur le col de son pull-over. Ses grognements assourdis, pleins de souffrance, se muaient en gémissements. Redrick s’assit à côté de lui et dévissa le bouchon de la flasque. Puis, prudemment, il glissa sa main sous la tête de Barbridge, sentant de toute sa paume la calvitie chaude, gluante de sueur, et il appuya le goulot de la flasque contre les lèvres du vieillard. Il faisait sombre, mais dans les reflets faibles des projecteurs Redrick distinguait les yeux de Barbridge grands ouverts, presque vitreux, et les poils noirs couvrant ses joues. Barbridge avala quelques gorgées avides, puis s’agita, tâtant de la main le sac de verdure.

« T’es revenu…, proféra-t-il. T’es un gars correct… Rouquin… Tu ne laisseras pas un vieux… crever… »

Redrick rejeta la tête et but une bonne gorgée.

« Ils sont là, les crapauds, dit-il. Comme s’ils étaient collés.

— C’est… pas pour rien… », articula Barbridge. Il parlait par saccades, à chaque souffle. « Quelqu’un a mouchardé. Ils attendent.

— Peut-être, dit Redrick. Encore une gorgée ?

— Non. Pour l’instant, ça va. Ne me laisse pas tomber. Si tu ne me laisses pas, je ne crèverai pas. Alors, tu ne regretteras pas. Tu ne me laisseras pas tomber, Rouquin ? »

Redrick ne répondit pas. Il regardait les lueurs bleues des projecteurs dans la direction de la chaussée. Le monument de marbre était visible, mais on ne pouvait pas distinguer si l’autre y était toujours assis ou s’il avait disparu.

« Écoute, Rouquin. Je ne te raconte pas de craques. Tu ne regretteras pas. Tu sais pourquoi le vieux Barbridge est encore vivant ? Tu le sais ? Bob le Gorille a rendu l’âme. Pharaon Banker a péri, comme s’il n’avait jamais existé. Pourtant, quel stalker c’était ! Mais il a péri. Mollusque aussi. Norman le Binoclard. Kallogan. Pete le Bobo. Tous. Il n’y a que moi qui reste. Pourquoi ? Tu sais pourquoi ?

— Tu as toujours été une ordure, dit Redrick, sans quitter la chaussée des yeux. Charognard.

— Une ordure. C’est vrai. On ne peut pas autrement. Ils l’étaient aussi. Pharaon, Mollusque. Mais il n’y a que moi qui reste. Tu sais pourquoi ?

— Oui, dit Redrick pour en finir.

— Tu mens. Tu ne le sais pas. Tu as entendu parler de la Boule d’or ?

— Oui.

— Tu crois que c’est un racontar ?

— Tu ferais mieux de te taire, conseilla Redrick. Sinon tu perds tes forces.

— Ça ne fait rien. Tu me porteras. Nous avons fait tant de chemin ensemble, toi et moi. Me laisseras-tu tomber ? Je t’ai connu quand tu étais encore comme ça. Tout petit. Ton père aussi, je l’ai connu. »

Redrick se taisait. Il avait très envie de fumer, il sortit une cigarette, éparpilla les brins du tabac sur sa paume et se mit à priser. Aucun soulagement.

« Tu dois me tirer de là, proféra Barbridge. C’est à cause de toi que je me suis foutu dedans. C’est toi qui n’a pas voulu emmener le Maltais. »

Le Maltais avait beaucoup insisté pour les accompagner. Il les avait régalés toute une soirée, leur avait proposé une bonne avance, avait juré de se procurer le costume spécial. Et Barbridge, assis à côté du Maltais, cachant son visage derrière sa main lourde et ridée, faisait des clins d’œil appuyés à Redrick : accepte, nous n’y perdrons pas. C’était peut-être pour ça que Redrick avait dit « non ».

« Tu t’es foutu dedans à cause de ton avarice, prononça froidement Redrick. Je n’y suis pour rien. Tu ferais mieux de te taire. »

Pendant quelque temps Barbridge ne fit que grogner. Il glissa de nouveau ses doigts derrière son col et rejeta complètement la tête en arrière.

« Je te donne toute la gratte, râla-t-il, mais ne me laisse pas tomber. »

Redrick regarda sa montre. L’aube était déjà toute proche, cependant, la voiture de patrouille ne partait pas. Ses projecteurs continuaient à fouiller les buissons ; quelque part, tout près, il y avait la Land Rover cachée. On pouvait la découvrir à tout instant.

« La Boule d’or, dit Barbridge. Je l’ai trouvée. Après qu’est-ce qu’on a pu rajouter comme racontars autour ! Moi aussi d’ailleurs. Que, soi-disant, elle réalise n’importe quel vœu. N’importe lequel, mon œil ! Si c’était n’importe lequel, il y a belle lurette que je ne serais plus ici. Je serais en Europe. Je roulerais sur l’or. »

Redrick le regarda du haut en bas. Dans les reflets bleus mouvants, le visage de Barbridge paraissait mort. Mais ses yeux vitreux étaient écarquillés et suivaient Redrick attentivement, sans le quitter.

« La jeunesse éternelle, mon œil, marmonnait-il. L’argent, mon œil. Mais la santé, ça, oui. Mes enfants sont bien. Et moi, je suis vivant. Tu ne croirais jamais les endroits où j’ai été. Et, malgré ça, je suis vivant. » Il se lécha les lèvres. « Je ne lui demande qu’une chose : laisse-moi vivre. Et donne-moi la santé. À mes enfants aussi.

— Ta gueule, finit par dire Redrick. Tu pleurniches comme une bonne femme. Si je peux, je te tirerai de là. J’ai pitié de ta Dina, parce qu’elle ira faire le tapin, la môme…

— Dina…, râla Barbridge. Ma petite chérie. Ma beauté. Tu sais, Rouquin, ils sont gâtés, mes gosses. Ils ne connaissent pas le mot “non”. Ils seront foutus si quelque chose m’arrive. Arthur. Mon Archie. Tu le connais, pas vrai, Rouquin ? Où as-tu vu des enfants pareils ?

— Je t’ai déjà dit : si je peux, je te tirerai de là.

— Non, dit Barbridge, obstiné. Tu me tireras de là dans tous les cas. La Boule d’or. Si tu veux, je te dirai où c’est.

— Bon, dis-le. »

Barbridge gémit et bougea.

« Mes jambes…, grinça-t-il. Tâte voir. »

Redrick tendit la main et glissa sa paume sur la jambe à partir du genou et plus bas.

« Les os… siffla Barbridge. Ils y sont encore ?

— Oui, oui, mentit Redrick. Ne t’agite pas. »

En réalité, il ne sentit que la rotule. Plus bas, vers le pied, la jambe semblait en caoutchouc, on aurait pu en faire un nœud.

« Tu mens, dit Barbridge. Pourquoi mens-tu ? Tu t’imagines que je ne sais pas, que je n’ai jamais vu ça ?

— Les genoux sont intacts, dit Redrick.

— Tu dois mentir, c’est sûr, dit Barbridge avec angoisse. Bon, ça ne fait rien. Mais tire-moi de là. Je ferai tout pour toi. La Boule d’or. Je te dessinerai la carte. Je t’indiquerai tous les pièges. Je te raconterai tout… »

Il parlait, il promettait encore, mais déjà Redrick ne l’écoutait plus. Il regardait vers la chaussée. Les projecteurs ne se démenaient plus sur les buissons, ils s’étaient figés, croisés sur le monument funèbre de marbre, et c’est alors que Redrick distingua nettement, dans le brouillard bleu vif, une silhouette voûtée et noire, rôdant entre les croix. La silhouette paraissait avancer à l’aveuglette, droit vers les projecteurs. Redrick la vit se cogner contre une énorme croix, se rejeter en arrière, se cogner de nouveau contre la croix et après seulement la contourner et reprendre sa marche, ses longs bras aux doigts écartés tendus devant elle. Puis elle disparut soudain, comme si elle était entrée sous terre. Au bout de quelques secondes, elle réapparut, plus à droite et plus loin, avançant avec une obstination incongrue, inhumaine, comme un mécanisme remonté.

Et subitement les projecteurs s’éteignirent. La boîte de vitesses grinça, le moteur hurla sauvagement, les feux de position rouges et bleus se firent voir à travers les buissons, la voiture de patrouille démarra en flèche, roula vers la ville à tombeau ouvert et disparut derrière le mur. Redrick aspira convulsivement et défit la fermeture éclair de sa combinaison.

« On dirait qu’ils sont partis…, marmonna fiévreusement Barbridge ? Rouquin, vas-y… Vas-y vite ! » Il s’agita, tâtonna autour de lui, saisit le sac de gratte et essaya de se relever.

« Allez, qu’est-ce que t’as à rester assis ? » Redrick regardait toujours vers la chaussée. À présent, il y faisait sombre, on ne voyait rien, mais quelque part là-bas se trouvait l’autre qui marchait, comme une poupée mécanique, trébuchant, tombant, se cognant contre les croix, s’emmêlant dans les buissons. « Bien, dit Redrick à haute voix. Allons-y. » Il souleva Barbridge. Le vieillard lui passa son bras gauche autour du cou comme un étau et Redrick, sans avoir la force de se redresser, le traîna à quatre pattes vers le mur, s’accrochant des deux mains à l’herbe mouillée.

« Allez, allez ! râlait Barbridge. Ne t’inquiète pas, je tiens la gratte, je ne lâcherai pas… Vas-y ! »

Le sentier lui était familier, mais l’herbe mouillée glissait, les branches de sorbiers lui cinglaient le visage, le vieillard corpulent était incroyablement lourd, comme un cadavre, en plus, le sac de gratte tintant et cliquetant s’accrochait sans arrêt, et puis il avait peur de tomber sur l’autre, qui, peut-être, rôdait encore dans l’obscurité.

Lorsqu’ils atteignirent la chaussée, il faisait toujours nuit, mais on sentait que l’aube était proche. Les oiseaux encore endormis, incertains, se mirent à piailler dans le petit bois de l’autre côté de la chaussée ; au-dessus des maisons noires d’une banlieue lointaine, au-dessus des réverbères jaunes et rares, l’obscurité nocturne bleuissait déjà ; un petit vent perçant, humide, en venait. Redrick coucha Barbridge sur le bord du chemin, jeta un regard tout autour et traversa la chaussée comme une grande araignée noire. Il retrouva rapidement la Land Rover, repoussa du capot et du toit les branches qui avaient servi à la dissimuler, se mit au volant et roula sur l’asphalte avec prudence, sans allumer les phares. Barbridge était assis, tenant d’une main le sac de gratte et de l’autre tâtant ses jambes.

« Vite ! râla-t-il. Fais vite ! Mes genoux, ils sont encore intacts, mes genoux… Pourvu qu’on me sauve mes genoux ! »

Redrick le souleva et, grinçant des dents dans son effort, le fit basculer par-dessus bord. Barbridge s’écroula bruyamment sur le siège arrière et gémit. Il ne lâchait toujours pas le sac. Redrick ramassa par terre l’imperméable et en couvrit le vieillard. Barbridge avait réussi à traîner l’imperméable avec lui.

Redrick sortit une petite lampe de poche et fit un aller-retour le long du chemin, scrutant les traces éventuelles. C’était comme s’il n’y en avait pas. Roulant sur la chaussée, la Land Rover avait écrasé les hautes herbes, mais d’ici à quelques heures elles devaient se redresser. Autour de l’endroit où était garée la voiture de patrouille s’entassait une quantité énorme de mégots. Redrick se rappela qu’il avait envie de fumer depuis longtemps, sortit une cigarette et l’alluma, bien que son désir le plus ardent fût de bondir au volant et de s’enfuir d’ici comme si tous les diables de l’enfer lui couraient aux trousses. Mais pour l’instant, il ne le pouvait pas. Il devait tout faire lentement, en calculant chaque geste.

« Alors ? » dit de la voiture Barbridge d’une voix plaintive. « Tu ne jettes pas l’eau, l’attirail de pêche est sec… Qu’attends-tu ? Planque la gratte !

— Ta gueule ! dit Redrick. Fous-moi la paix ! » Il aspira la fumée. « On va prendre par la banlieue sud.

— Comment, la banlieue ? T’es fou ? Tu me foutras mes genoux en l’air, ordure ! Mes genoux ! »

Redrick tira la dernière bouffée et fourra le mégot dans une boîte d’allumettes.

« T’agite pas, Charognard, dit-il. On ne peut pas aller droit sur la ville. Il y a trois barrages, on se fera arrêter au moins une fois.

— Et alors ?

— Ils verront tes sabots et on sera cuit.

— Quoi, mes sabots ? On dira qu’on a péché à la dynamite, que j’ai pris un coup sur les jambes, et voilà !

— Et s’ils te les tâtent ?

— Me les tâtent… Je pousserai un tel hurlement que ça leur fera passer à tout jamais l’envie de tâter les jambes à quelqu’un. »

Mais pour Redrick l’affaire était réglée. Il souleva le siège du conducteur, s’éclairant de sa lampe, ouvrit un couvercle secret et dit :

« Envoie la gratte. »

Le réservoir à essence sous le siège était faux. Redrick prit le sac et le fourra à l’intérieur du réservoir, entendant le contenu qui tintait.

« Je ne peux pas prendre de risques, marmonna-t-il. Je n’en ai pas le droit. »

Il remit le couvercle à sa place, y jeta des chiffons en vrac et rabattit le siège. Barbridge grognait, exigeait plaintivement qu’on se dépêche, promettait de nouveau la Boule d’or, mais s’agitait inlassablement sur place, scrutant, inquiet, l’obscurité qui se dissipait. Redrick n’y prêtait aucune attention. Il éventra le sac en plastique plein d’eau et de poissons, versa cette eau sur l’attirail de pêche posé dans la cabine et mit les poissons qui frétillaient dans un sac de grosse toile. Il plia le sachet en plastique et le fourra dans la poche de sa combinaison. À présent, tout était en ordre : deux pêcheurs revenaient d’une pêche pas trop fructueuse. Il se mit au volant et démarra.

Il roula jusqu’au tournant sans allumer les phares. À sa gauche il y avait un mur solide de trois mètres de haut qui encerclait la Zone, à droite des buissons, de petits bois clairsemés, parfois des cottages abandonnés avec des fenêtres obstruées de planches et les murs écaillés. Redrick voyait bien dans le noir ; d’ailleurs, l’obscurité n’était plus aussi dense, et c’est pour cela qu’il ne freina même pas lorsqu’apparut devant lui une silhouette voûtée marchant d’un pas mesuré. Il se pencha juste sur le volant. L’autre déambulait en plein au milieu de la chaussée et, comme eux tous, se dirigeait vers la ville. Redrick le dépassa, serrant à gauche, puis écrasa l’accélérateur.

« Vierge Marie ! marmonna Barbridge. Rouquin, t’as vu ça ?

— Oui, dit Redrick.

— Seigneur !… C’est la seule chose qui nous manquait ! » bredouilla Barbridge et il se mit soudain à réciter à haute voix une prière.

« Ta gueule ! » lui cria Redrick.

Le tournant devait être tout proche. Redrick ralentit, scrutant la ligne de maisonnettes et de haies penchées qui s’étirait à sa droite. Un vieux transformateur… un poteau étayé… une petite passerelle pourrie au-dessus du caniveau. Redrick tourna. La voiture bondit sur une bosse.

« Où vas-tu ? hurla sauvagement Barbridge. Tu vas me bousiller les jambes, ordure ! »

Redrick se tourna rapidement et frappa à toute volée le vieillard au visage, sentant du dos de la main sa joue mal rasée. Barbridge s’étrangla et se tut. La voiture sautait, ses roues dérapaient sans arrêt dans la boue fraîche après la pluie nocturne. Redrick alluma les phares. La lumière blanche qui bondissait éclaira d’anciennes traces de roues avec de l’herbe qui poussait dedans, des flaques d’eau énormes, des haies pourries, bancales. Barbridge pleurait, en reniflant et en se mouchant. Il ne promettait plus rien à présent, il se plaignait et menaçait, mais à voix très basse, inintelligible, ce qui faisait que Redrick n’entendait que des mots détachés. Quelque chose à propos de ses jambes, de ses genoux, du bel Archie… Puis il se tut.

Le village longeait la banlieue ouest de la ville. Autrefois, il y avait des pavillons, des potagers, des jardins fruitiers, les résidences d’été des autorités de la ville et des administrateurs de l’usine. Des endroits verts, gais, de petits lacs avec des plages de sable propre, où on élevait des carpes. La puanteur de l’usine, ses fumées âcres n’y arrivaient jamais, pas plus, d’ailleurs, que la canalisation de la ville. À présent, c’était abandonné, oublié, et tout au long de leur trajet ils ne virent qu’une maison habitée : une petite fenêtre aux rideaux tendus irradiait une lumière jaune ; le linge mouillé par la pluie pendait sur les cordes ; un chien énorme, s’étranglant de rage, bondit de côté et pendant un certain temps poursuivit la voiture dans des tourbillons de boue jaillissant sous les roues.

Redrick franchit prudemment un vieux petit pont penché et lorsqu’il aperçut devant lui le tournant pour la route de l’Ouest, il arrêta la voiture. Il descendit sans se retourner vers Barbridge et avança, les mains frileusement enfoncées dans les poches humides de sa combinaison. Il faisait déjà complètement jour. Autour tout était mouillé, silencieux, endormi. Il arriva jusqu’à la chaussée et jeta un coup d’œil prudent de derrière les buissons. D’ici on voyait bien le barrage de police : une petite caravane, trois lucarnes illuminées ; la voiture de la patrouille était rangée sur le bord du chemin, personne ne s’y trouvait. Pendant un certain temps Redrick resta debout à regarder. Sur le barrage – aucun mouvement. Les membres de la patrouille avaient sans doute eu froid la nuit, ils étaient éreintés et maintenant ils devaient se réchauffer dans leur caravane : ils somnolaient, la cigarette collée à la lèvre inférieure. « Les crapauds », dit Redrick à mi-voix. Il tâta un coup-de-poing dans sa poche, glissa les doigts dans les trous ovales, serra le métal froid dans sa main et, toujours frileusement voûté, sans sortir les mains des poches, rebroussa chemin. La Land Rover, un peu penchée, était garée dans des buissons. L’endroit était perdu, oublié ; personne n’avait dû y mettre les pieds depuis une bonne dizaine d’années.

Quand Redrick s’approcha de la voiture, Barbridge se souleva et le regarda, la bouche entrouverte. À cet instant, il paraissait encore plus vieux que d’habitude : ridé, chauve, couvert de poils sales, avec les dents pourries. Pendant un temps ils se regardèrent silencieusement, puis, soudain, Barbridge marmonna :

« Je te donnerai la carte… tous les pièges, tous… Tu la trouveras tout seul. Tu ne regretteras pas… »

Redrick l’écoutait sans bouger, puis desserra les doigts, relâchant le coup-de-poing dans sa poche, et dit : « Bon. Ton affaire, c’est de rester évanoui, compris ? Gémis et ne laisse personne te toucher. » Il prit le volant, mit le moteur en marche et démarra. Tout se passa bien. Personne ne sortit de la caravane lorsque la Land Rover, respectant soigneusement les signes et les panneaux, passa lentement devant, puis, augmentant sans arrêt sa vitesse, fila vers la ville par la banlieue sud. Il était six heures du matin, les rues étaient vides, l’asphalte mouillé, les feux noirs automatiques, solitaires aux carrefours faisaient de l’œil en vain. Ils dépassèrent le fournil avec ses fenêtres hautes, brillamment éclairées, et Redrick reçut la vague d’une odeur tiède, extraordinairement agréable.

« J’ai envie de bouffer », dit Redrick et, détendant ses muscles ankylosés par la tension, s’étira, les mains appuyées contre le volant.

« Comment ? demanda Barbridge d’un ton apeuré.

— Je dis que j’ai envie de bouffer… Où est-ce que je te dépose ? Chez toi ou directement chez Boucher ?

— Chez Boucher, fonce chez Boucher ! » marmonna rapidement Barbridge, s’élançant en avant. Sa respiration fiévreuse, chaude, atteignit la nuque de Redrick.

Droit chez lui ! Vas-y tout droit ! Il me doit encore sept cents billets… Vas-y plus vite que ça, qu’est-ce que t’as à ramper comme une limace crevée ! » Brusquement, il se mit à jurer avec impuissance et méchanceté, crachant des mots noirs, sales, projetant de la salive, s’étranglant dans des rafales de toux.

Redrick ne lui répondit pas. Il n’avait ni le temps ni la force d’apaiser Charognard déchaîné. Il fallait en finir vite avec tout ça et aller dormir ne serait-ce qu’une heure, ne serait-ce qu’une demi-heure avant le rendez-vous au Métropole. Il tourna dans la Seizième rue, passa deux pâtés de maisons et s’arrêta devant un hôtel particulier en pierre grise d’un étage. C’est Boucher en personne qui lui ouvrit ; apparemment, il venait de se lever et se préparait à passer dans la salle de bains.

Il portait une robe de chambre somptueuse aux franges dorées. Il tenait un verre avec son dentier dedans. Ses cheveux étaient ébouriffés, des poches sombres alourdissaient ses yeux troubles.

« Ah ! fit-il. Rouquin ? Qu’as-tu tonc à me tire ?

— Enfile tes dents et viens avec moi, dit Redrick.

— Oui », répliqua Boucher qui fit un mouvement de tête invitant Redrick dans le hall et se dirigea vers la salle de bains d’un pas étonnamment rapide, raclant le plancher de ses mules persanes.

« Qui ? demanda-t-il de la salle de bains.

— Barbridge, répondit Redrick.

— Quoi ?

— Les jambes. »

Dans la salle de bains l’eau coula, les ébrouements et le clapotement retentirent, quelque chose tomba et roula sur le carrelage. Redrick s’assit lourdement dans un fauteuil, sortit une cigarette et l’alluma, regardant autour de lui. Oui, pas mal, le hall ! Boucher ne regardait pas à la dépense. C’était un chirurgien très expérimenté et très à la mode, une lumière de la médecine non seulement en ville, mais dans tout l’État, et ce n’est certainement pas à cause de l’argent qu’il s’était mis en cheville avec des stalkers. Lui aussi se faisait payer par la Zone : en nature, en gratte variée qu’il utilisait pour sa médecine, en savoir. Il étudiait sur des stalkers estropiés des maladies, des difformités et des traumatismes inconnus jusque-là ; il se faisait payer en gloire : la gloire du premier médecin de la terre à être spécialiste des maladies inhumaines chez les humains. Cela dit, il acceptait aussi l’argent.

« Quoi exactement, avec les jambes ? » demanda-t-il, sortant de la salle de bains, une énorme serviette-éponge sur l’épaule. Avec, il essuyait soigneusement ses doigts longs et nerveux.

« Il s’est fourré dans la “gelée” », dit Redrick.

Boucher émit un sifflement.

« C’est donc la fin de Barbridge, marmonna-t-il. Dommage. C’était un sacré stalker.

— Ça ne fait rien, dit Redrick, se rejetant dans son fauteuil. Tu lui feras des prothèses. Avec ces prothèses il cavalera encore dans la Zone.

— Bon », dit Boucher. Son visage était à présent tout à fait sérieux. « Attends, je vais m’habiller. »

Pendant qu’il s’habillait, qu’il téléphonait quelque part – probablement à sa clinique pour qu’on préparât la salle d’opération – Redrick resta allongé, immobile dans le fauteuil en train de fumer. Il ne bougea qu’une seule fois : pour sortir sa flasque. Il buvait à petites gorgées, parce qu’il n’en restait qu’un doigt, il tâchait de ne penser à rien. Il attendait simplement.

Puis, ensemble, ils sortirent. Redrick se mit au volant de la voiture, Boucher à côté de lui et aussitôt, se penchant par-dessus le dossier, il se mit à ausculter les jambes de Barbridge. Un Barbridge à présent silencieux et recroquevillé qui marmonnait des paroles plaintives, jurait de couvrir d’or Boucher, évoquait sans cesse ses enfants et sa défunte femme, suppliait qu’on lui sauve ne serait-ce que les genoux. Ne retrouvant pas ses infirmiers devant l’entrée, Boucher jura, sauta de la voiture en marche et disparut derrière la porte. Redrick alluma une nouvelle cigarette et Barbridge prononça soudain d’une voix claire et nette, comme s’il s’était définitivement calmé :

« Tu avais envie de me tuer. Je m’en souviendrai.

— Mais je ne t’ai pas tué, dit Redrick, indifférent.

— Non, tu ne m’as pas tué… », Barbridge se tut. « Ça non plus, je ne l’oublierai pas.

— Bon, n’oublie pas, dit Redrick. Toi, bien sûr, tu ne m’aurais pas tué… » Il se tourna et regarda Barbridge. Le vieillard avait la bouche tordue, ses lèvres desséchées étaient parcourues de tics. « Tu m’aurais simplement laissé tomber, dit Redrick. Tu m’aurais abandonné dans la Zone, ni vu ni connu. Comme Binoclard.

— Binoclard est mort tout seul, protesta sombrement Barbridge. Je n’y suis pour rien. Il s’est fait coincer.

— Tu es une ordure », dit Redrick avec indifférence, se détournant de lui. « Charognard. »

Des infirmiers endormis, ébouriffés, jaillirent de l’entrée et, dépliant un brancard en courant, se précipitèrent vers la voiture. Tirant de temps à autre sur sa cigarette, Redrick regardait avec quelle habileté ils avaient sorti Barbridge, l’avaient couché sur le brancard et porté vers l’entrée. Barbridge, allongé immobile, les bras croisés sur la poitrine, regardait le ciel d’un air détaché. Ses pieds énormes, cruellement mangés par la « gelée » étaient tournés d’une façon étrange, anormale. Il était le dernier des vieux stalkers, de ceux qui avaient commencé la chasse aux trésors extra-terrestres aussitôt après la Visite, quand la Zone ne s’appelait pas encore la Zone, quand il n’y avait ni instituts, ni mur, ni forces de police de l’ONU, quand la ville était paralysée d’horreur, tandis que le reste du monde ricanait du dernier canular des journalistes. Redrick avait alors dix ans, Barbridge était un homme fort et agile, il adorait boire aux dépens d’un autre, se bagarrer et peloter dans un coin une nana imprudente. À l’époque, ses propres enfants ne l’intéressaient absolument pas. Il était déjà une ordure, car, une fois ivre, il battait sa femme avec une volupté ignoble, bruyamment, pour que tout le monde fût témoin… Vint le jour où elle ne s’en était pas remise.

Redrick fit demi-tour et, sans prêter attention aux feux, fonça tout droit chez lui, à la maison, en faisant aboyer le klaxon contre les rares passants, en coupant les virages.

Il s’arrêta devant le garage et lorsqu’il sortit de la voiture, vit le gérant qui s’approchait de lui du côté du petit square. Comme toujours, le gérant était de mauvaise humeur, son visage fripé aux yeux bouffis exprimait le comble de la répugnance, comme s’il ne marchait pas sur de la terre, mais sur du fumier liquide.

« Bonjour », lui dit Redrick poliment.

Le gérant s’arrêta à deux pas de lui et pointa son pouce par-derrière son épaule.

« C’est votre travail ? » demanda-t-il en marmonnant. On voyait que c’était les premières paroles depuis la veille.

« De quoi parlez-vous ?

— Cette balançoire… C’est vous qui l’avez installée ?

— Oui.

— Pour quoi faire ? »

Sans répondre, Redrick alla vers la porte du garage et se mit à ouvrir la serrure. Le gérant le suivit et s’arrêta derrière lui.

« Je vous demande pourquoi vous avez installé cette balançoire ? Qui vous a prié de le faire ?

— Ma fille », dit Redrick très tranquillement. Il fit coulisser la porte.

« Je ne vous demande pas si c’est votre fille. Le gérant haussa la voix. Votre fille, c’est à part. Je vous demande qui vous a permis ? Qui, en fait, vous a permis de disposer du square ? »

Redrick se tourna vers lui et pendant quelque temps resta immobile, scrutant la racine du nez pâle, striée de petites veines. Le gérant recula d’un pas et prononça d’un ton plus bas :

« Et ne repeignez pas le balcon. Combien de fois je vous ai dit…

— Vous vous fatiguez pour rien, fit Redrick. De toute façon, je ne déménagerai pas d’ici. »

Il retourna vers la voiture, monta et alluma le moteur. Les mains posées sur le volant, il vit du coin de l’œil que les jointures de ses doigts étaient blanches. Alors il se pencha par la vitre et, ne se retenant plus, dit :

« Mais si je suis quand même obligé de déménager, alors, fais ta prière, sale fouine. »

Il rentra la voiture dans le garage, brancha la lumière et referma les portes. Puis il extirpa du faux réservoir le sac de gratte, mit la voiture en ordre, fourra le sac dans un vieux panier, posa dessus son attirail de pêche encore humide, avec des brins d’herbe et des feuilles collés dessus et y jeta les poissons endormis que Barbridge avait achetés la veille au soir dans une sombre boutique de banlieue. Puis il inspecta la voiture encore une fois de tous les côtés, par simple habitude. Un mégot écrasé était collé contre le garde-boue arrière gauche. Redrick le décolla. La cigarette se révéla être suédoise. Redrick réfléchit et la fourra dans sa boîte d’allumettes qui contenait déjà trois mégots.

Dans l’escalier il ne rencontra personne. Il s’arrêta devant sa porte et la porte s’ouvrit en grand avant qu’il eût le temps de sortir sa clé. Il entra de côté, tenant le panier terriblement lourd sous son bras et plongea dans la chaleur familière, dans les odeurs familières de sa maison, tandis que Goûta, lui encerclant le cou de ses bras, se figeait, le visage serré contre sa poitrine. Même à travers la combinaison et la chemise épaisse, il sentait les battements fous de son cœur. Il la laissait faire, il attendait patiemment qu’elle se détachât de lui, bien que ce fût précisément à ce moment qu’il comprit à quel point il était exténué.

« Bon », prononça-t-elle enfin d’une voix basse, un peu rauque. Elle le lâcha, alluma la lumière dans l’entrée et, sans se retourner, se dirigea vers la cuisine. « Je te fais un café, dit-elle.

— J’ai amené du poisson, dit-il d’un ton faussement enjoué. Fais-le frire, j’ai envie de bouffer à en crever ! »

Elle revint, en cachant son visage dans ses cheveux défaits ; il posa le panier par terre, l’aida à sortir le filet ; ensemble ils le portèrent à la cuisine et versèrent les poissons dans l’évier.

« Va te laver, dit-elle. Le temps que tu te laves, tout sera prêt.

— Comment va Ouistiti ? » demanda Redrick, en s’asseyant et en enlevant ses bottes.

« Elle a bavardé toute la soirée, répliqua Goûta. J’ai eu du mal à la coucher. Elle me poursuivait tout le temps : où est papa, où est papa ? Comme si je pouvais lui sortir son papa de ma poche… »

Elle bougeait dans la cuisine, habilement, sans aucun bruit, forte, bien faite. L’eau bouillait déjà dans la marmite sur le feu, les écailles volaient de sous le couteau, le beurre grésillait dans la plus grande poêle et l’odeur exquise du café frais se répandait dans l’air.

Redrick se leva, pieds nus, revint dans l’entrée, prit le panier et le porta dans le cagibi. Puis il jeta un coup d’œil dans la chambre à coucher. Ouistiti roupillait paisiblement, sa couverture rejetée pendait par terre, sa chemisette avait remonté, elle était là, offerte à ses yeux : petit animal en train de dormir en soufflant.

Redrick ne se retint pas et caressa le dos couvert de petits poils doux, dorés, en s’étonnant pour la millième fois de voir à quel point ce pelage était soyeux et long. Il avait très envie de prendre Ouistiti dans ses bras, mais il eut peur de la réveiller, en plus, il était fichtrement sale, imbibé de Zone et de mort. Il regagna la cuisine, se mit à table et dit :

« Fais-moi un petit café. J’irai me laver après. » La pile du courrier du soir était posée sur la table. Le Journal de Harmont, Athlète, Playboy – il y avait un tas de magazines – ainsi que des rapports de l’Institut international des cultures extra-terrestres, numéro 56, épais, sous couverture grise. Redrick reçut des mains de Goûta la tasse de café fumant et s’approcha des rapports. Des gribouillis, de drôles de signes, des schémas… en photos, des objets familiers vus sous des angles bizarres. Ils publiaient un autre article posthume de Kirill : « Une propriété inattendue des pièges magnétiques de type 66 b. » Le nom de « Panov » était dans un cadre noir avec, en bas, en petits caractères, une note : « Docteur es sciences Kirill A. Panov, U.R.S.S., tragiquement disparu lors d’une expérience scientifique au mois d’avril 19… » Redrick repoussa les magazines, but une gorgée de café qui lui brûla la gorge et demanda :

« Est-ce que quelqu’un est venu me voir ?

— Cirage », dit Goûta après un court silence. Elle se tenait devant la cuisinière et le regardait. « Il était beurré comme une tartine et je l’ai éconduit.

— Et Ouistiti ?

— Évidemment qu’elle ne voulait pas le laisser partir. Elle s’était déjà préparée à pleurnicher, mais je lui ai dit qu’oncle Cirage se sentait mal. Et elle, elle m’a répondu sur un ton très compréhensif : “Cirage s’est encore cuité !”. »

Redrick sourit et but encore une gorgée. Puis il demanda :

« Et les voisins ? »

Une fois de plus, Goûta attendit un peu avant de répondre.

« Comme d’habitude, finit-elle par dire.

— Bon, ne raconte pas.

— Ah ! dit-elle, en faisant un geste écœuré. Cette nuit la bobonne d’en bas a tapé à la porte. Les yeux gros comme des soucoupes, l’écume à la bouche. Qu’est-ce qu’on a à scier en pleine nuit dans la salle de bain.

— Salope, dit Redrick entre ses dents. Écoute, peut-être vaut-il mieux partir pour de bon ? On s’achètera une maison dans une banlieue où personne n’habite, une villa abandonnée…

— Et Ouistiti ?

— Mon Dieu, dit Redrick. À nous deux, n’arriverons-nous pas à faire en sorte qu’elle soit bien ? »

Goûta secoua la tête.

« Elle aime les enfants. Eux aussi, ils l’aiment. Ce n’est pas leur faute si…

— Oui, proféra Redrick. Ce n’est sûrement pas leur faute.

— De quoi parlons-nous ? dit Goûta. Quelqu’un t’a téléphoné. Il ne s’est pas nommé. J’ai dit que tu étais à la pêche. »

Redrick posa son bol et se leva.

« Bon, dit-il. Je vais quand même aller me laver. J’ai encore une montagne de choses à faire. »

Il s’enferma dans la salle de bains, jeta ses vêtements dans le bac à linge, posa sur une petite étagère le coup-de-poing, le reste des boulons, les cigarettes et autres fonds de poche. Longtemps, il se retourna sous une douche bouillante, grogna, se frotta le corps d’un gant rêche jusqu’à ce que sa peau devînt cramoisie, puis arrêta la douche, s’assit sur le bord de la baignoire et alluma une cigarette. L’eau glougloutait dans les tuyaux, Goûta faisait tinter la vaisselle dans la cuisine, puis frappa à la porte et lui tendit du linge propre.

« Viens vite, ordonna-t-elle. Le poisson va être froid. »

Elle avait déjà complètement récupéré et s’était mise à nouveau à le tarabuster. En souriant, Redrick s’habilla, c’est-à-dire qu’il enfila son slip et son maillot et, ainsi vêtu, regagna la cuisine.

« Voilà, maintenant on peut manger, dit-il, en s’installant.

— Tu as mis le linge dans le bac ? demanda Goûta.

— Oui, marmonna-t-il, la bouche pleine. Qu’est-ce qu’il est bon, ce poisson !

— Tu as versé de l’eau dessus ?

— Non… Je vous demande pardon, sir, je ne le ferai plus jamais, sir… Ah ! laisse tomber, tu as tout ton temps, reste assise ! » Il la saisit par la main et essaya de l’asseoir sur ses genoux, mais elle s’échappa et se mit à table en face de lui.

« Tu dédaignes ton mari, dit Redrick, de nouveau la bouche pleine. Ainsi, je te dégoûte.

— Quel mari es-tu à présent ? dit Goûta. Tu es un sac vide, pas un mari. Il faut d’abord te bourrer.

— Et qui sait ? dit Redrick. Il arrive bien des miracles !

— Curieusement, je n’ai jamais vu de miracles pareils de ta part. Tu as peut-être envie de boire un coup ? »

Indécis, Redrick joua avec sa fourchette.

« Pas vraiment », prononça-t-il. Il regarda sa montre et se leva. « Je vais y aller maintenant. Prépare mon costume du dimanche. Je veux être sur mon trente et un. Une chemise, une cravate… »

Marchant bruyamment, avec délices, de ses pieds nus et propres sur le plancher frais, il entra dans le cagibi et ferma la porte avec le loquet. Puis il passa un tablier de caoutchouc, enfila jusqu’aux coudes des gants de caoutchouc et se mit à décharger le sac sur la table. Deux « creuses ». Une boîte d’« épingles ». Neuf « batteries ». Trois « bracelets ». Et encore un anneau genre « bracelet » mais en métal blanc, plus léger, et de trente millimètres environ de diamètre en plus. Seize « éclaboussures noires » dans un sachet de polyéthylène. Deux « éponges » merveilleusement bien conservées, de la taille d’un poing. Trois « zinzines ». Un pot d’« argile gazeuse ». Dans le sac il restait encore un lourd conteneur en porcelaine, soigneusement emballé dans de la laine de verre, mais Redrick n’y toucha pas. Il sortit une cigarette et se mit à fumer en examinant le magot étalé sur la table.

Puis il ouvrit le tiroir, en sortit une feuille de papier, un bout de crayon et un boulier. La cigarette coincée au coin de la bouche, les yeux plissés à cause de la fumée, il inscrivait chiffre sur chiffre, alignant tout sur trois colonnes ; puis il numérota les deux premières. Les sommes s’annonçaient considérables. Il écrasa son mégot dans le cendrier, ouvrit prudemment la boîte et versa les « épingles » sur du papier. Dans la lumière électrique les « épingles » avaient des reflets bleus et de temps en temps faisaient jaillir des couleurs spectrales pures : jaune, rouge, verte. Il prit une « épingle » et avec prudence, pour ne pas se piquer, la serra entre le pouce et l’index. Puis il éteignit la lumière et attendit un peu, s’habituant à l’obscurité. Mais l’« épingle » se taisait. Il la mit de côté, en prit à tâtons une autre et la serra entre ses doigts. Rien. Il serra plus fort, risquant de se piquer, et l’« épingle » parla : de faibles lueurs rouges la parcoururent et, soudain, elles cédèrent leur place à des lueurs plus espacées, vertes. Pendant Quelques secondes Redrick admira le jeu étrange de ces Petits feux qui, comme il l’avait appris dans les rapports, devait signifier quelque chose, peut-être quelque chose de très important, de tout à fait primordial, puis il posa l’« épingle » loin de la première et prit la suivante…

Au total, il découvrit soixante-treize « épingles », dont douze parlaient ; les autres se taisaient. En réalité, elles devaient parler elles aussi, mais les doigts ne leur suffisaient pas, il leur fallait un dispositif spécial aux dimensions d’une table. Redrick ralluma la lumière et ajouta encore deux chiffres à ceux qui étaient déjà écrits. Après seulement il se décida.

Il fourra ses deux mains dans le sac et, en retenant son souffle, en extirpa un paquet mou qu’il posa sur la table. Pendant quelque temps, il regarda ce paquet, en se frottant pensivement le menton du dos de la main. Puis, il prit son crayon, le tourna entre ses doigts maladroits gantés de caoutchouc et le rejeta. Il sortit encore une cigarette et, sans quitter le paquet des yeux, la fuma entièrement.

« Que diable ! » dit-il à haute voix. Il prit le paquet d’un geste résolu et le fourra dans le sac. « Fini. Terminé. »

Il remit rapidement les « épingles » dans la boîte et se leva. Il était temps d’y aller. Il aurait probablement dû dormir une petite demi-heure pour que sa tête devînt plus lucide, mais il était beaucoup plus utile d’arriver sur place plus tôt pour voir comment les choses se présentaient. Il enleva ses gants, accrocha le tablier et, sans éteindre la lumière, quitta le cagibi.

Son costume était déjà posé sur le lit et Redrick se mit à s’habiller. Il était en train de nouer la cravate devant la glace quand, derrière son dos, les planches du parquet grincèrent doucement et un souffle enjoué retentit. Il se composa un visage maussade pour ne pas éclater de rire.

« Hou ! » cria soudain à côté de lui une petite voix et on le saisit par la jambe.

« Ah ! » fit Redrick, en tombant évanoui sur le lit.

Riant et glapissant, Ouistiti grimpa immédiatement sur lui. Elle le piétinait, lui tirait les cheveux, l’inondait d’un flot de nouvelles. Le voisin Willy avait arraché une jambe à la poupée. Au deuxième étage il y avait à présent un chaton blanc aux yeux rouges, c’est sûr qu’il n’avait pas écouté sa maman et était allé dans la Zone. Pour le dîner il y avait eu du porridge avec de la confiture. Oncle Cirage s’était encore cuité et était malade, même qu’il pleurait. Pourquoi les poissons ne coulent pas quand ils sont dans l’eau ? Pourquoi la nuit maman n’avait pas dormi ? Pourquoi on a cinq doigts, mais seulement deux mains et un seul nez ?… Redrick étreignait prudemment la petite créature chaude qui rampait sur lui, scrutait ses yeux immenses, entièrement sombres, sans blancs. Il écrasait sa joue contre la petite joue rebondie, couverte d’un duvet doré et soyeux, et il répétait :

« Ouistiti… Mon petit Ouistiti… Mon petit Ouistiti à moi… »

Le téléphone sonna bruyamment au-dessus de son oreille. Il tendit la main et décrocha.

« Oui. »

Le récepteur se taisait.

« Allô ! dit Redrick. Allô ! »

Personne ne répondit. Puis le récepteur émit un déclic et des sonneries brèves retentirent. Redrick se leva, posa Ouistiti par terre et, ne l’écoutant plus, enfila son pantalon et sa veste. Ouistiti jacassait sans répit, mais à présent Redrick souriait distraitement, de la bouche seulement, ce qui fit qu’on lui déclara que papa avait avalé sa langue et mangé ses dents, et on le laissa en Paix.

Il alla au cagibi, remplit sa sacoche des objets posés sur la table, courut à la salle de bains chercher son coup-de-poing, prit la sacoche d’une main, le panier avec le sac de l’autre, sortit, referma soigneusement à clé la porte du cagibi et cria à Goûta : « J’y vais !

— Quand est-ce que tu reviens ? » demanda Goûta, sortant de la cuisine. Elle était déjà coiffée et maquillée, à la place du peignoir elle portait une robe d’hôtesse, celle qu’il aimait le plus, d’un bleu vif, au décolleté profond.

« Je t’appellerai », dit-il, en la regardant. Puis il s’approcha, se pencha et lui donna un baiser dans le décolleté.

« Vas-y, toi…, dit Goûta à voix basse.

— Et moi ? Tu vas m’embrasser, moi ? » glapit Ouistiti, en se faufilant entre eux.

Redrick dut se pencher un peu plus. Goûta le regardait, les yeux fixes.

« Sornettes, dit-il. Ne t’inquiète pas. Je t’appellerai. »

Sur le palier de l’étage inférieur, Redrick vit un homme lourd vêtu d’un pyjama à rayures qui tripotait la serrure de sa porte. Une odeur chaude et aigre s’échappait du sombre tréfonds de l’appartement. Redrick s’arrêta et dit :

« Bonjour. »

L’homme lourd lui jeta un regard apeuré par-dessus son épaule massive et poussa un grognement.

« Votre épouse est venue nous voir cette nuit, dit Redrick. Soi-disant que nous sciions quelque chose. C’est un malentendu.

— En quoi ça me regarde ? marmonna l’homme au pyjama.

— Ma femme a fait la lessive hier, continua Redrick. Si nous vous avons dérangés, je vous demande de nous excuser.

— Moi, je n’ai rien dit, prononça l’homme au pyjama. Je vous en prie…